jeudi 8 avril 2010

8. REVELATIONS

Cela faisait maintenant plusieurs centimes que Kamli observait William opérer sur l'espion. Il avait assez peu l'occasion de voir aussi précisément et d'aussi près ce genre d'événement et cela suffisait pour piquer sa curiosité, lui qui aimait comprendre les rouages de toute chose. Pour sa part, il voyait ce qu'on appelait la « magie » comme un phénomène physique purement explicable, une combinaison de « particules » ou d'interactions -il n'en avait à vrai dire aucune idée- qu'il ne pouvait simplement pas appréhender par des moyens conventionnels, ou même percevoir. Il était conscient des défauts d'un manque si probant de ce qu'on pouvait appeler « spiritualité », mais c'était ainsi depuis toujours. Dans une terre aussi portée sur les croyances que l'Empire (et même tout Argonis à vrai dire), il redoutait d'exprimer à voix haute ses quelques réserves quant aux mythes, légendes, et même Panthéons.
Très souvent, il se demandait comment les Dieux pouvaient différer autant d'une nation à une autre, même si l'on pouvait trouver des similitudes frappantes quant aux rôles de ces derniers au sein des croyances populaires des divers pays. Il avait un respect sans faille pour les hommes de foi, mais il éprouvait à la fois une admiration et une incompréhension vis-à-vis d'une telle ferbeur par rapport à des supposés divinités dont l'existence restait encore à ce jour à prouver, selon lui. Bien sûr, il avait entendu les récits de quelques miracles maintes et maintes fois mais il était un partisan du vieux dicton populaire qui énonçait que « Ne peut croire que celui qui constate ».
Il avait osé à une occasion partager ses introspections avec Will, qui lui avait répondu de façon très ironique que cela avait très peu d'importance qu'il croit ou non à l'existence des Dieux, car il ne serait de toute façon jamais la cible de leur attention.

Il fut arrêté dans ses réflexions alors que le Mhâlatan sortit de son inconscience et commença à tressaillir de tout son corps. Il s'appuyait désormais les paumes contre les tempes, créant un étau censé soulagé la pression invisible qui s'exerçait à l'intérieur de son crâne. Pour avoir expérimenté une unique fois ce genre de contact avec William, un ami pourtant très proche, Kamli savait l'impression que devait ressentir l'homme adossé au rocher : un viol spirituel. Toutes ses peurs les plus ancestrales, ses convictions, ses envies refoulées et autres désirs inavoués se voyaient révéler au grand jour à un individu qui ne cherchait pas, de surcroît, à traiter ses pensées avec délicatesse.

Dans un dernier râle de souffrance pure, l'espion étranger s'effondra sur le côté, tel un pantin abandonné par son marionnettiste. Le jeune homme brun trembla lui aussi alors que la connexion semblait définitivement rompue, de façon apparemment très abrupte. De grosses gouttes perlaient de son front alors que ses yeux présentaient une expression des plus sérieuses. En l'espace de quelques secondes, Kamli eut l'impression de voir vieillir son ami de deux dizaines d'années, comme si le sérieux et la sagesse qui lui manquaient cruellement d'habitude avaient surgi comme une ombre fugace qui serait passée sur son visage. Mais son regard dévoilait également autre chose : une puissance des plus formidables, presque inquiétante lorsqu'elle devenait aussi évidente.

L'archer blond avait constaté à seulement deux reprises ce potentiel extraordinaire : la première fois restait très marquante pour lui car elle était survenue lors de ses premières semaines d'amitié avec Will. Alors qu'ils exploraient un bois, aussi insouciant que pouvaient l'être deux enfants, ils avaient dévié plus ou moins volontairement du sentier jusqu'à atteindre une zone qu'aucun des deux jeunes ne connaissait. Après avoir erré pendant plusieurs heures, ils étaient arrivés dans une clairière apparemment sûre dans laquelle ils avaient pris soin de se reposer et de réfléchir à la marche à suivre. Cependant, alors qu'ils s'entretenaient, ils furent interrompus dans leur conciliabule par un couguar, probablement guidé jusqu'ici par les bruits inhabituels que les enfants provoquaient au sein du bois paisible. Apeurés et glacés d'effroi, les deux enfants s'étaient figés en espérant que le félin trouve une autre distraction un peu plus loin. Cependant, ce dernier chargea sans autre forme de préavis, se dirigeant très clairement vers les deux amis. Aucun des deux ne semblait pouvoir réagir face à cette mort qui leur tendait les bras, comme si la course de l'animal, ralentie, majestueuse, leur annonçait une fin inexorable, à laquelle il était futile de tenter d'échapper.
Mais, alors que tout espoir semblait perdu, le couguar s'était effondré lourdement, brisant le saut qui devait le rallier à la position des enfants, son corps désarticulé glissant jusqu'à leurs maigres jambes tremblotantes.
Kamli n'osait pas bouger, pas même pour vérifier que la bête était réellement terrassée. Il pencha légèrement la tête vers son ami, qui était maintenant agenouillé sur l'herbe grasse de la clairière, les mains plaquées sur les tempes, une douleur apparemment lancinante lui traversant le crâne. Alors qu'il reliait du regard l'animal inanimé et son jeune ami, il saisit enfin la relation de cause à effet et qui les rapprochait et subit un deuxième choc alors que William ouvrit les paupières et dévoilait ses yeux. Ils rayonnaient littéralement, conférant au jeune garçon une aura de pouvoir, qui avait fait naître en Kamli une peur primitive, indistincte et diffuse, qui se propageait de son cerveau à tout le reste de son corps, comme un fluide glacial se répandant dans ses veines et les moindres recoins de son organisme.

Cet événement avait définitivement changé sa façon de voir William, et, même si parfois il se laissait distraire par l'insolence et la décontraction de l'homme, il tentait de ne jamais oublier que cette modeste façade cachait une personnalité des plus intimidantes, voire redoutable.

William détourna la tête de l'espion, et fixa Kamli d'un air grave :

« Il est mort » annonça t-il simplement

La surprise dû se lire sur le visage de l'archer car il poursuivit :

« Mais ce n'est pas mon fait, quelqu'un d'autre est intervenu pour le faire taire. J'ai à peine eu le temps de m'extraire de son esprit avant qu'il ne trépasse.

- Tu as une idée de qui pourrait être à l'origine de son décès ? questionna Kamli, cherchant une source supplémentaire d'information.

- A vrai dire, j'en ai une idée très précise. Je sais que tu es très obtus à mes explications, mais je me dois de te donner quelques notions avant de t'expliquer mon raisonnement, débuta William. Il est très difficile d'entrer dans l'esprit d'un individu lambda, quelque soit les conditions. C'est un travail long, complexe, qui n'est facilité que par une chose : la proximité. L'individu responsable du décès de cet espion n'était pas dans les parages immédiats, je l'aurais senti. Nous avons donc à faire à un mage très puissant. A vrai dire, même à l'Académie, je ne connais que quelques personnes qui auraient été capables de cette prouesse, finit-il, songeur.

- As-tu réussi à le « sentir », ou à déterminer quelques caractéristiques de ce mage ?

- C'est une présence que j'ai déjà senti, en pénétrant l'esprit d'un Garde Royal, il y a peu à Karaâmad'jah."